Arnaud Bernadet
E. N. S Lettres et Sciences Humaines
A Jean-Charles Monferran.
" Pas de larmes pour la
rhétorique. "
La Rime et la vie, p. 69.
La rhétorique n'est sans doute pas l'une des préoccupations majeures de la poétique (Note 1). On a même coutume d'associer ces deux domaines comme naturellement complémentaires sans toujours discuter la valeur d'un tel rapprochement. Plus que les liens entre rhétorique et poétique, c'est l'articulation aujourd'hui entre la poétique et les sciences du langage qui semble constituer un véritable enjeu scientifique, un lieu de crise et de conflit. Ce lien problématique (le débat n'est pas nouveau) est seul susceptible d'éclairer l'activité, la méthode et les objectifs de la poétique et de situer, par voie de conséquence, ce qui fait son hypothétique solidarité avec la rhétorique. Nombre de linguistes, à la suite de Jakobson, semblent encore, en effet, subordonner la poétique à la linguistique, conçue comme " partie intégrante " (Note 2) de celle-ci. Mais ce geste daté du structuralisme conduit à relever dans l'objet littéraire des universaux linguistiques hors de sa singularité historique. Cette démarche, son principe, qui ont toujours cours sous des formes diverses, abandonnent de fait le domaine concret du poème. Mais n'est-ce pas ici manquer la spécificité littéraire en l'envisageant sur le plan structural ou sémiotique de la langue ? Une poétique du discours n'a-t-elle pas plus de chance de rendre l'oeuvre à sa fondamentale empiricité ? En fait, cette réorientation épistémologique n'en est plus à l'état d'une simple question : elle est l'oeuvre, depuis au moins les années soixante-dix, des travaux de Henri Meschonnic. La réussite même de sa poétique est à la mesure de l'exploration systématique de cette intuition et ne se résume pas à une méditation technique sur le rythme comme on l'y réduit trop souvent. Sa pertinence ne repose pas seulement sur une inversion de l'opération jakobsonnienne. Définie comme l'étude de la valeur d'une oeuvre, la poétique entend conserver un rapport critique à l'égard de la linguistique et ne saurait en constituer une simple activité régionale. Dans Pour la poétique 1, Meschonnic considère en effet la formalisation structuraliste inadéquate à l'étude du texte. Son " méthodologisme technicisant " (Note 3) situant la valeur d'une oeuvre dans sa complexité structurelle, procède en réalité à une modernisation des notions et des instruments déjà anciens de la rhétorique, maintenant ainsi une conceptualité non discutée dans ce qui prétend être alors une nouvelle approche du fonctionnement littéraire. C'est donc en dégageant la poétique de l'emprise structuraliste que Meschonnic retrouve la rhétorique. Son réexamen qui s'est poursuivi chez lui jusqu'aux publications les plus récentes montre combien la fondation épistémologique de la poétique, la définition qui en résulte, dépendent étroitement d'une critique de la rhétorique, de l'historicité de sa représentation. La critique ne désigne pas ici un jugement de valeur, une position normative. Elle n'entend pas non plus donner " un compte objectif, c'est-à-dire non situé " des pensées rhétoriques en jouant à l'académique " dispensation des objections et des éloges " (CTC, p. 198). A la suite de Max Horkheimer, Meschonnic conçoit théorie et critique comme indissociablement liées et situées sur un plan historique et idéologique. La critique qui est " l'exercice même de la pensée " (LLH, p. 35) se fait dans et par un sujet, sans commun rapport avec la transcendance de l'observateur qui, en recherchant la vérité, finit par s'exclure du procès d'objectivation qu'il a lui-même initié. Le sujet de la théorie critique est bien une instance d'évaluation. Mais dans la mesure où cette théorie critique se définit comme " la recherche des historicités* et des fonctionnements, des intérêts et des enjeux " (DLF, p. 8), corrélativement, elle construit et situe ses propres valeurs. Il ne s'agit donc plus d'une recherche de la vérité mais du sens, " non de ce qu'est le sens [...] mais comment, à partir de quoi et vers quoi se fait un sens " (ibid., p. 9).
C'est pourquoi, en dépit d'une réflexion disparate sur la rhétorique, Meschonnic y consacre des parties entières comme dans Pour la poétique 1 ou encore récemment dans Politique du Rythme, politique du sujet. La critique en est continue tout au long de l'oeuvre, d'abord parce que la rhétorique dans les trente dernières années a connu de nombreuses mutations, ensuite parce que l'enjeu des rapports entre les deux champs implique la spécificité de la poétique. La rhétorique " met la poétique à l'épreuve ", sachant que " la réciproque est vraie, mais moins reconnue " (PR, PS, p. 422). La poétique ne saurait donc se satisfaire d'un refus dogmatique et, par là, injustifié de la rhétorique non plus que d'une naïve revendication d'autonomie. Ce serait confondre l'autonomie et la spécificité. Travaillant à une réciproque théorisation du langage et de la littérature, elle vise au contraire une anthropologie : ni éclectique, ni totalisatrice, elle tend à une interaction critique entre littérature, linguistique, philosophie, psychanalyse et sciences sociales. Le point de départ et d'arrivée y restent la littérature puisque sans elle " une anthropologie historique et générale du langage est impossible " (CR, p. 139). L'étude qui suit n'entend pas décider de l'annexion du champ rhétorique mais montrer que le renouvellement conditionnel de cette pensée ne peut avoir lieu sans prendre en compte les critiques formulées par la poétique. L'analyse de son procès s'impose aujourd'hui parce qu'elle met en jeu l'avenir de cette discipline, son opérativité pour l'étude textuelle. L'intérêt que Meschonnic y porte tient à des faits extrêmement divers mais l'une des raisons essentielles est sans doute l'histoire littéraire, l'importance accordée au XXème siècle à l'image et plus spécialement à la métaphore, en particulier chez les surréalistes bien que l'étude générale de la production hugolienne dans les années soixante disposait déjà l'auteur à ne plus considérer les composantes rhétoriques du texte comme un niveau isolable du discours en les situant, au contraire, dans une logique intégrative du poétique, au sens où Benveniste opposait les constituants aux intégrants dans Les niveaux de l'analyse linguistique (Note 4). A cela s'ajoutent les développements théoriques de certains secteurs de la recherche en linguistique, en philosophie, et l'importance du champ stylistique, voisin immédiat de la rhétorique et de la poétique. On le constate, cette écoute plurielle ne peut pas porter sur un domaine prétendument homogène et unifié, la rhétorique, mais sur toutes les activités qui en relèvent. Sa critique est donc mêlée, ce qui ne veut pas dire confuse.
A cet égard, il est nécessaire de dégager, comme préalable méthodologique, les valeurs métalinguistiques que Meschonnic accorde au terme de rhétorique dans son discours : le mot y est employé dans des sens relativement différents, problème souvent générateur, comme on sait, de malentendus, de mésinterprétations possibles. En dehors des emplois conventionnels (l'art d'argumenter ; les figures ; la rhétorique comme métalangage), l'expression possède un caractère épistémologique négatif : " la rhétorique isole les figures : pour l'oeuvre comme pour le rythme, c'est une anti-poétique " (CR, p. 61). L'emploi substantival et adjectival du terme chez Meschonnic procède de cette constante antithétique. On distingue trois tendances principales. Sur le plan strict de l'univers théorique, " rhétorique " désigne les formes de pensée à caractère moins argumenté et démontré qu'impressif et polémique. C'est l'ensemble des discours dogmatiques qui recourent plus à des stratégies langagières, à des procédés qu'à une création conceptuelle novatrice et durable. Cet emploi métalinguistique est certes relativement courant mais il montre de façon symptomatique un rapport indissociable entre la pensée du langage et le langage dans lequel s'effectue cette pensée. Ce que l'on pratique d'un langage est déjà un indice de ce que l'on en pense. Et toute rhétorique de la pensée a comme propriété de générer des modes, l'épigonalisme, le discipulat. Elle produit un effet : l'auteur parle alors d'effet Derrida, d'effet Heidegger... Symétriquement, l'objet littéraire se voit affecté d'un semblable syntagme évaluatif. " La rhétorique " ou " une rhétorique " s'opposent à la notion d'écriture*. Ainsi à propos des Odes et Ballades de Victor Hugo, le poéticien note : " la construction est parfois rhétorique plus que profonde " (EH1, p. 25). De même, chez Baudelaire, " les poèmes sont les figures d'un texte orienté. Par quoi, culturellement, le livre est daté, comme Les Contemplations. L'architecture, comme on dit, des Fleurs du Mal, n'est pas secrète. Elle est sa rhétorique " (PP3, p. 228). Le poème* fait la valeur quand la rhétorique n'est intelligible qu'à partir de sa situation d'énonciation, intelligibilité que le lecteur doit reconstruire une fois cette situation éclipsée. Ce propos est manifeste dans un commentaire de La Prière pour tous des Feuilles d'automne : " illisible comme poème, cette prière entièrement rhétorique ne se comprend peut-être, récursivement, que rattachée à la métaphysique de Hugo " (op. cit., p. 72). Si l'écriture est pensée comme un système qui fait valeur où rythme* et prosodie* (toute la matière du discours) agissent sémantiquement, la rhétorique, en revanche, réfère aux techniques littéraires essentiellement expressives. Cette considération découle chez Meschonnic d'une critique de la rhétorique pensée comme ornement, j'y reviendrai. Désormais, une écriture rhétorique désignera un discours à procédés. Ceux-ci appartiennent à l'histoire littéraire, non à ce qui rend les oeuvres actuelles. Un texte réduit à sa rhétorique, à des éléments d'avance reconnaissables et reconnus n'est pas moderne : il produit là encore un effet autant qu'il s'y trouve produit. Ainsi peut-on parler d'un effet Saint-John Perse par exemple chez Pierre Oster. Enfin, sur un plan technique, Meschonnic reporte la caractérisation axiologique d'ornementation sur le rythme et la prosodie. Le rythme rhétorique désigne alors un rythme culturel aux réalisations variables (cadences, période oratoire, prose nombreuse...) Par exemple, les groupements ternaires chez Chateaubriand. La rhétorique prosodique réfère, quant à elle, à l'expressivité des phonèmes (assonances, allitérations, euphonie, cacophonie). C'est le très célèbre " Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? " Loin de se réduire à un verdict, le statut attaché au mot rhétorique que dégage ce rapide examen, ouvre en fait les questions fondamentales : comment le niveau rhétorique s'intègre-t-il au système de discours ? Quel lien entretient-il avec la prosodie et le rythme ? Par quoi contribue-t-il à la valeur poétique ? Autant de problèmes soulevés par la poétique : si une reconceptualisation du rhétorique dépend d'une critique lucide de la problématique de l'écart, les relations entre langage et action ne peuvent pas ne pas en être transformées. Ce geste révèle d'ailleurs négativement toute la théologie attachée au langage rhétorique qui, s'opposant à l'historicité où se place la poétique, différencie la nature de leurs politiques respectives. A la politique de la rhétorique largement indexée à l'anthropologie duelle du signe* s'oppose celle de la poétique. Sans doute, de nombreuses autres questions n'ont pas été aussi clairement précisées par Henri Meschonnic (le sublime, par exemple) mais l'ensemble de sa théorisation rend possible, ne serait-ce que déductivement, quelques élargissements. Enfin, plutôt que de privilégier le récit fidèle d'une pensée, cette étude ne pouvait pas ne pas en esquisser une critique : sa théorie étant épistémologiquement inséparable d'une anti-rhétorique, il fallait encore en interroger les impensés, la rhétorique de la poétique en quelque sorte, ce qui en est consciemment ou inconsciemment présupposé et agit dans l'acte théorique et critique par lequel se définit la poétique. Il s'agit donc moins ici de refonder la rhétorique que de voir ce qui par la poétique en ressort transformé. Puisque la poétique ne se reconnaît plus dans les figures, la rhétorique ne devrait plus se définir aujourd'hui comme l'art d'argumenter.