"L'oeuvre la plus rhétorique du XIXe siècle " (Note 1), Les Chants de Maldoror (1869) d'Isidore Ducasse (alias : le comte de Lautréamont), ne cesse d'attirer l'intérêt des commentateurs sensibles à l'emploi spécifique des figures de rhétorique dans ce poème en prose, et de les inciter à consacrer des ouvrages critiques à cet aspect rhétorique (Note 2). On remarque en effet très nettement l'emploi à l'excès des figures classiques, telles que la métaphore, la comparaison, l'hyperbole, l'apostrophe, etc. La "rhétorique" est à coup sûr un des enjeux majeurs dans les Chants, au point que Lautréamont, au titre de narrateur-scripteur de son ouvrage, va jusqu'à faire, d'une manière assez fréquente, des remarques critiques sur son propre emploi des figures.
Outre ces deux aspects de la "rhétorique", c'est-à-dire l'emploi des figures de rhétorique et les remarques autocritiques sur celui-ci, il sera utile d’examiner une scène représentant allusivement la formation institutionnelle à la rhétorique qu'est la classe de Rhétorique du siècle dernier. Nous traitons ici de ce troisième aspect de la "rhétorique" des Chants, en prenant la scène familiale racontée dans le sixième et dernier Chant de Maldoror, où le père et les fils incarnent, d'après nous, le professeur de rhétorique et ses élèves.
La scène se déroule dans un grand appartement parisien où habitent un ancien commodore britannique et sa famille. Le fils aîné, Mervyn, vient de recevoir une lettre énigmatique dont l'expéditeur inconnu - qui n'est autre que Maldoror lui-même - avoue pratiquement à cet adolescent un amour homosexuel, et lui propose un rendez-vous secret. Fort ému par "les phrases curieuses que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons incertains et nouveaux " (Note 3), Mervyn s’enferme dans ses pensées "comme un somnambule" (Ch.VI, chap.III), ce qui inquiète tellement le père qu'il essaie un remède contre le symptôme de la crise ontologique du fils :
"C'est ici [dit le père] qu'un remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez par l'attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions d'un auteur." Comme si cette nichée d'adorables moutards aurait pu comprendre ce que c'était que la rhétorique! (Ch.VI, chap.III)
Déguisé en lecture paternelle, le cours de rhétorique est ici à la fois mis en scène et mis en cause. En face des "enfants" ou élèves, le père prend à son insu le rôle du professeur de rhétorique qui prescrit aux futurs cadres de la société bourgeoise d'imiter le style de tel ou tel auteur comme modèle. Par ailleurs, pour ce père qui déplore le changement dans l'attitude de son fils, son "remède"-lecture sonne en fait comme un ordre paternel : lorsqu’il dit "je n'étais pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge" (Ch.VI, chap.III), il faut entendre : "Mon fils, sois comme moi!" Là, il s'agit par conséquent de faire assimiler par les "enfants", sur le plan double social et familial, une norme bien établie.
Mais quelle est la réaction de l'adolescent ?
Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retombé sur son coude, dans l'impossibilité de suivre plus longtemps le raisonné développement des phrases passées à la filière et la saponification des obligatoires métaphores. (Ch.VI,chap.III)
Il saute aux yeux que sont ici mises en cause deux des cinq grandes parties de la rhétorique, "disposition" et "élocution". Comme le dit tout manuel de rhétorique classique, après un choix des arguments comme matériaux du discours, c'est-à-dire l'"invention", vient ensuite la "disposition", procédé qui consiste à mettre en ordre les arguments de telle sorte qu'ils deviennent ensemble les plus efficaces possibles pour convaincre l'auditoire. Les lycéens de l'époque apprennent, en ce qui concerne les règles de la mise en ordre, que tous les arguments doivent d'abord se hiérarchiser selon leur degré d'efficacité, et ensuite s'arranger de telle manière qu'ils "s'aide[nt] mutuellement, et marche[nt] ensemble au même but " (Note 4). C'est justement cet aspect rigoureusement prescrit du discours éloquent qui se traduit par la tournure caractéristique de Lautréamont : "le raisonné développement des phrases passées à la filière". En effet, afin de développer ou arranger des phrases, il faut mesurer la valeur de chacune d'entre elles tout en consultant les règles bien codifiées de la "disposition".
Passons ensuite à l'autre tournure, si singulière que personne ne manque de la remarquer à la première lecture : "la saponification des obligatoires métaphores". D'après la théorie classique de rhétorique, l'"élocution apparaît, d'une certaine façon, comme la partie essentielle de la rhétorique" et qui "entraîne la marque rhétorique la plus sensible " (Note 5); car cette troisième partie de la rhétorique fait appel aux figures de rhétorique dont le représentant le plus emblématique n'est autre que la métaphore. Puisque cette figure, ou plutôt, ce trope est "le plus important de tous les tropes, et l'une des plus considérables de toutes les figures, aussi bien dans l'histoire que dans la pratique actuelle " (Note 6), son usage sera obligatoire quand il s'agira d'un perfectionnement du style tel que l'ex-commodore le conseille aux enfants de manière condescendante.
Quant à la métaphore, il ne faut pas oublier que, si son utilisation est obligatoire, c’est selon des règles d’application tout aussi obligatoires : comme le souligne Pierre Fontanier dans son manuel de rhétorique célèbre au siècle dernier, il faut respecter "les conditions nécessaires de la Métaphore " (Note 7). Selon lui, cette figure primordiale doit être "vraie et juste, lumineuse, noble, et enfin cohérente " (Note 8). Il s'ensuit qu'on ne peut jamais tout librement trouver ou inventer, ni le comparant, ni la ressemblance entre deux choses ou deux faits et on est obligé dès l'abord de suivre les règles telles que le grand rhétoricien du XIXe siècle les montrent ci-dessus. Cette remarque sur la métaphore bien codifiée ne nous permet-elle pas de proposer quelques interprétations sur la tournure assez singulière : "la saponification des obligatoires métaphores"?
"Opération qui consiste à produire du savon par l'action d'un alcali caustique (soude, potasse) sur un corps gras (ester de divers acides du glycérol) " (Note 9), la "saponification" est d'abord strictement déterminée par les lois chimiques qui n'admettent aucune exception. De même, au moins pour la rhétorique classique, la métaphore est censée obéir, comme nous venons de le constater, aux règles qui déterminent rigoureusement le choix des comparants et des ressemblances. Enfin, la métaphore est destinée à présenter, d'après un choix canonique du lien de deux éléments, une ressemblance bien acceptable au point de vue non seulement esthétique mais éthique. Venant évidemment de deux principes essentiels de l'esthétique classique, la "bienséance" et la "vraisemblance", cette exigence contribue à rendre telle ou telle métaphore d'autant plus compréhensible que l’émetteur et le récepteur de cette figure ont en commun des règles préalablement prescrites. En l'occurrence, le récepteur peut et doit comprendre aisément ce que l'émetteur veut exprimer par la métaphore, tout comme on avance sans aucune perturbation sur une surface lisse savonnée.
C'est évidemment de cette clôture de la rhétorique bien codifiée, que Mervyn est détourné par Maldoror tout comme l’est le lecteur des Chants par Lautréamont. On notera par exemple la comparaison typiquement lautréamontienne "beau comme...", qui ne se fonde aucunement sur le principe classique de choisir un comparant plus connu que le comparé, et qui préfère dans la plupart des cas des termes scientifiques comme comparant, ce qui est strictement proscrit par les rhétoriciens classiques (Note 10). Lisant Les Chants de Maldoror, nous sommes toujours conduits à pénétrer dans "le champ illimité des horizons incertains et nouveaux", qui n'est autre que celui de la "rhétorique".
Dans cette perspective, on est tenté de considérer le projet de Lautréamont comme se situant dans le contexte romantique dont la personnalité emblématique est bien entendu Victor Hugo qui a fait la fameuse déclaration de "Guerre à la rhétorique". En effet, ces deux écrivains mènent un combat commun en utilisant la même arme : l’emploi excessif ou démesuré des figures de rhétorique. Outre cet aspect plus ou moins identique chez les romantiques et les post-romantiques, nous devons signaler au moins trois points spécifiquement lautréamontiens à l'égard de la rhétorique.
Premièrement, s'il est pertinent de considérer la rhétorique comme "la suspicion portée sur la langue maternelle, et donc sur ce que recouvre ce concept de "langue maternelle"11" (Note 11), il faudra doubler cette "suspicion" chez Lautréamont-Ducasse; car notre poète, né et élevé à Montevideo avant d'entrer au lycée en France, est probablement bilingue et la langue française est chez lui dès l'abord relativisée par rapport à l'autre langue maternelle, l'espagnol12 (Note 12). La création littéraire de Lautréamont-Ducasse, n'est-elle pas du coup ce qui s'est produit sur l'interface des deux cultures hispanique et française?
Deuxièmement et corrélativement au premier point, on doit citer l'influence de la rhétorique néo-classique espagnole qui doit être réelle chez Ducasse. Comme en témoigne le poète lui-même13 (Note 13), il possédait non seulement l'Iliade traduit en espagnol par un rhétoricien espagnol, José Gómez de Hermosilla (1771-1837), mais encore El Arte de hablar (1826), manuel de rhétorique écrit par le même auteur et qui a dominé pendant un demi-siècle l'enseignement de la poétique et de la rhétorique dans les pays de langue espagnole14 (Note 14).
Troisièmement, l'emploi même des figures de rhétorique nous semble avoir des rapports fort étroits avec les thèmes typiquement lautréamontiens. Par exemple, Lautréamont qualifie la métaphore de "figure de rhétorique [qui] rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l’infini que ne s’efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou d’idées fausses, ce qui est la même chose15" (Note 15). Thème typiquement romantique, certes; mais ce qui est spécifique chez Lautréamont c'est le fait que "l'aspiration vers l'infini" se révèle liée au thème de la métamorphose :
Moi, comme les chiens [qui aboient la nuit dans la campagne], j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne...je croyais être davantage! Au reste, que m’importe d’où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. (Ch.I, strophe 8)
C'est cette aspiration insatiable à posséder les caractères surhumains ou hors-humains - ceux du requin, du tigre et d'autres animaux féroces - , nous semble-t-il, qui motive à la fois la métaphore et la métamorphose chez notre poète. Métaphore en tant que métamorphose, et vice versa.