"Declique un li clictis" : la poésie sonore de Jacques Peletier du Mans (II)

 

II. Approche poétique. “La nature dans la voix”.

L'Amour des amours, rédigé, semble-t-il, conjointement à l'Art poétique, et publié la même année, apparaît en partie comme un laboratoire de formes, un vaste champ d'expérimentations, un essai d'application en vers des positions théoriques de Peletier. Aussi, tout à fait logiquement, le recueil est-il "farci" de ces effets d'harmonie imitative, recommandés dans l'oeuvre théorique. On peut dire que ces tentatives ont même valu sa seule postérité à Peletier, puisqu'à la fin du siècle, où Peletier, comme poète, est bien vite oublié, les deux Estienne, Pasquier et Tabourot, aiment à recenser ces “descriptions pathétiques” dont ils font maints éloges. Ainsi Pasquier, dans ses Recherches de la France (Note 40), salue “Jacques Pelletier”, qui “par divers Chapitres a depeint les quatre saisons de l'année et en celui de l'Hyver a figuré, quatre batteurs dedans une grange.

Consequemment vont le bled battre
Avecques mesure et compas,
Coup aprés coup, et quatre à quatre,
Sans se devancer d'un seul pas.”

Il loue la performance et la perfection du trompe l'oeil ou, pour dire juste, la perfection du trompe l'oreille: “Sçauriez-vous mieux voir des pitaux de village, battans le bled dans une grange, que vous les voyez par ces vers? Et en la description du Printemps sur le chant de l'Alloüette, sans innover aucun mot fantasque, comme fit depuis du Bartas, sur pareil sujet.

Elle guindée du Zephire,
Sublime en l'air vire et revire
E y declique un joly cry
Qui rit, guerit, et tire l'ire
Des esprits, mieux que je n'escry.”

L'éloge est vigoureux mais, pour le moins, fautif : la moisson, si l'on en eût douté, n'a jamais eu lieu en hiver, et la première citation est tirée du poème consacré à l'été. La seconde imite bien le chant de l'alouette, mais n'est pas issue de l'ode consacrée au printemps. Enfin, comble de tout, aucun de ces poèmes n'est issu de l'Amour des amours qu'apparemment Pasquier n'avait jamais lu, tout comme Tabourot. “L'Alouette” appartient aux Opuscules poétiques qui suivent l'Art poétique et la citation de “L'Ete” reproduit le texte des OEuvres de 1547, légèrement remanié dans sa version de 1555. Enfin, Pasquier ajoute qu'il a voulu imiter les effets de l'alouette en composant à son tour un “chant du Rossignol”: témoignage évident de sa méconnaissance du texte consacré par Peletier à ce dernier oiseau, poème qui n'apparaît que dans l'Amour des amours (Note 41). Tabourot ne tarit pas non plus d'éloges sur “Iacques Peletier”, <son> tres-intime amy” mais cite les mêmes textes, en donnant en revanche les références appropriées (Note 42). Qu'est-ce à dire? Qu'on a peu lu l'Amour des amours (Note 43). C'est une certitude. Que ce type de jeu sonore est encore apprécié à la fin du siècle, du moins par ces auteurs férus d'antiquités nationales. Sans doute. Mais surtout que Peletier reste un modèle, sinon le modèle, de ce type de “similitude poétique”, que l'harmonie imitative est chez lui idiosyncrasique. Peletier favorise en effet dans sa poésie les procédés de sonorisation sans pour autant dédaigner quelques figures liées à la visualisation. La seconde partie de l'Amour des amours, l'Uranie, qui raconte l'accession du poète amoureux au dessus des nues, à la suite de sa “Souveraine” qui lui “fand l'er an droez silhons” (L'Amour volant, v. 20-21) connaît aussi un envol poétique. Les quatre-vingt-seize sonnets qui ouvrent le recueil laissent place alors à des poèmes plus amples, qui, à quelques exceptions près, s'accroissent au fur et à mesure de l'ascension de l'amant. Le vers lui-même tend à s'allonger: les heptasyllabes servant à décrire les premiers météores s'effacent devant l'héroïque décasyllabe du dernier phénomène décrit- il s'agit de la foudre. Les planètes les plus proches de la Terre sont décrites en octosyllabes, les plus lointaines en alexandrins (Note 44). Ces procédés sont traduits matériellement dans le cadre de la page, où l'espace du poème tend à grignoter à la fois dans sa verticalité et son horizontalité le blanc du feuillet. Ils sont toutefois également sensibles à la lecture à haute voix.

Plus directement sonores sont les recherches de “poétique astrale” qui sous-tendent les poèmes. Peletier, en disciple d'Horace, tient à conserver une convenance étroite entre l'objet décrit et le style, et chaque poème, presque chaque strophe parfois, doit ainsi préserver son autonomie (Note 45). Cette doctrine se heurtait toutefois à quelques obstacles inhérents aux objets : si l'univers de Mars pouvait être décrit par des alexandrins, dont la cadence binaire était soulignée par une syntaxe expressive et de nombreuses allitérations

Les veincus revoltez ancontre les veinqueurs
Tienet pie contre pie, e rouet les epees,
Mein a mein, pelemele, homme avec homme epes (Note 46),

si le règne de Vénus pouvait encore être rendu par un jeu d'écho syntaxiques et sonores, par une multiplication des diminutifs, tantôt sous un jour mignard,

L'Amant au flori jardinet
Avec sa Ninfete se joue :
Lui met la main au tetinet,
La rougeur lui monte an la joue :
Que feroet elle? el'lui complet,
Elle l'ambrace, e il la bese:
E lui plesant ce qui lui plet,
Sa flamme amoureuse il apese.
Dedans un jardinet flori,
Une gracieuse Ninfete
Se joue avec son favori,
Pour d'amour etre satifete :
Que feroet il, quand il et pris?
Besant sa bouche savoureuse,
L'ambrace : e l'un e l'autre epris,
Apese sa flamme amoureuse (Note 47),

tantôt sous un jour plus champêtre, dans une autre strophe :

Flutes, Epinetes e Luz
Sonnet les galhardes cadances :
Et ceus qui s'antre sont eluz
An long, an tour menet leurs danses.
Deus a deus, or loin e or pres,
Tout a la foes iz s'antreguignet:
Puis ça, puis la leur piez proprez
Tournet sautet viret trepignet (Note 48),

il n'en était pas de même pour un astre comme la lune. Peletier tente alors d'inventer une transcription poétique pour ce qui lui paraît constituer la nature propre du luminaire, la féminité et le “change”. Ainsi, trouvant chez Sébillet une métaphore qui associe le décompte possible ou non du e féminin dans la numération du vers et les “lunes et éclipses féminines” (Note 49), Peletier en tire un artifice poétique. Hymne à la "Seur de Phebus", le chant consacré à la lune sera le seul poème de l'Uranie à n'être construit que sur des rimes féminines. Enfin, Peletier, tenant à conserver le mouvement de la lune -phases successives, effets sur le sac et le ressac des marées, sur le caractère des Lunatiques, sur le cycle de la femme- choisit l'hétérométrie et fait alterner avec régularité quatre décasyllabes et quatre octosyllabes (Note 50). La recherche harmonieuse du poème rend compte de l'harmonie céleste (Note 51). La cadence du vers et la rime dessinent un espace sonore où se profile l'objet de la représentation.

Ainsi, c'est le bruit du monde qui entre dans le corps même du poème, tant l'invention est ici fondue dans l'élocution. Pour Peletier, les deux sont en effet intimement liés. D. Ménager note d'ailleurs qu' “à sa façon, l'auteur du seul art poétique digne de ce nom à l'époque de la Pléiade [Peletier] réconcilie l'inventio et l'elocutio, la seconde alliée de la première, et ce au moment même où le ramisme les sépare" (Note 52). D. Ménager fait cette remarque à propos de la théorie de la rime de Peletier : la difficulté inhérente à la rime est féconde puisqu'elle évite la banalité du propos et invite à rechercher une pensée rare. Mais on pourrait étendre ce propos à d'autres ornements. Plus la contrainte de l'élocution est forte, meilleure est l'invention : cette pensée est assurément celle d'un poète-philosophe, empreint de platonisme, en quête d'une beauté toujours retardée, enclin à un désir toujours renouvelé. La recherche formelle est toujours liée à une quête d'un sens difficile à trouver :

Et certes, il faut que je dise cela de moi, que j'ai été celui qui plus ai voulu rimer curieusement : et suis content de dire, superstitieusement. Mais si est-ce que jamais propriété de rime ne me fit abandonner propriété ni de mots ni de sentences (Note 53).

Peletier, inventant d'une certaine façon une poésie de la nature en français, cherche aussi à inventer un langage particulier, apte à transformer le poème en écho du monde.

Peu féru d'allusions mythologiques, il n'utilise pas sans une intention fort précise le mythe d'Echo dans le chant qu'il consacre au rossignol (Note 54). Etonnamment, dans ce poème, ce n'est pas au locuteur lui-même de rapporter la voix de l'animal : c'est d'abord aux “Ninfes des boes” -et Echo peut en faire partie- à “rechante[r]” au poète “les voes, E la Musique guee, de l'Oeseau” (Note 55). Mais le gazouillis du rossignol est déjà redoublé par la compagne malheureuse de Narcisse. Ainsi le poème est au minimum l'écho d'un écho:

Declique un li clictis
Tretis petit fetis,
Du pli qu'il multiplie
Il sifle au floc flori
Du buisson, favori
D'Eco qui le replie (Note 56).

Or si, à la fin du chant, le rossignol, conformément à la tradition, est comparé au poète, alors “la nymphe sonoreuse”, “la nymphe repercussive” n'est autre que la poésie, ce qu'indiquait déjà la mise en abyme qui insistait sur l'acte de transmission du langage. Le poème est défini comme une chambre d'écho, ayant la capacité de redoubler la voix des objets du monde. Comme souvent chez notre auteur, l'application pratique accompagne l'élaboration théorique puisqu'au même moment, Peletier tente de transcrire le langage du rossignol, c'est-à-dire de montrer la capacité de son propre langage poétique. Il fait ici montre de tous ses talents. Au delà des réussites propres à l'élocution (allitérations et onomatopées (Note 57)), le texte est savamment disposé puisque le rossignol, connu pour son chant printanier, annonce les poèmes des saisons. Le lecteur entend l'oiseau et découvre "le Printams" (Note 58). Enfin, Peletier a voulu montrer que ces réussites jaillissent au sein d'un poème particulièrement contraint, puisque le chant est entièrement réglé par le nombre six (Note 59) : le poème est composé de trente-six strophes de six vers de six syllabes. La difficulté là encore se voulait source de beauté.

Peut-on dès lors aller jusqu'à dire que le primat accordé au sonore, que le goût pour l'harmonie imitative, relève du genre de poésie privilégiée par Peletier? Assurément, au sein de l'Amour des amours, l'harmonisme même n'apparaît de façon manifeste que dans l'Uranie et dans les Vers lyriques, les parties consacrées proprement à la poésie de la nature. Mais le procédé pouvait être utilisé dans toute tentative descriptive, et Pasquier et Tabourot vantent ces recherches sonores dans des textes qui n'appartiennent pas proprement à ce qu'on peut appeler la poésie scientifique. D'ailleurs, dans la poésie encyclopédique postérieure, le procédé a peu ... d'écho chez Baïf ou chez Lefèvre de la Boderie. Certes, Du Bartas abuse de l'harmonie imitative, cherchant lui aussi à rendre la nature dans la voix. Mais il ne fait alors le plus souvent que reprendre les textes de Peletier (Note 60).

 

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